J’ai dû cohabiter avec toi pendant tant d’années, ça m’a semblé une éternité. Quel poids tu m’as fait porter tant par ce que tu contenais que par l’environnement où tu m’emmenais.Quand je suis arrivée dans cette cour où tout le monde était entassé et encerclé par des bâtiments bétonnés, j’ai suffoqué.Je me souviens encore du moment où je prenais ma place, toi à mes côtés, il me tardait déjà d’être à la fin de journée et pouvoir retrouver ma chambre et te ranger.Tu as essayé d’être mon allié mais en vain pourtant à chaque rentrée j’avais ce doux espoir de t’égailler en te remplissant de stylos colorés, de beaux cahiers t’embaumant par leur papier…Pendant le repas du midi et les récrés, je te quittais et te mettais dans ton espace réservé et un jour en venant te récupérer, je me suis cassé le poignet sur la marche verglacée. Vraiment tu pouvais y mettre du tien! je n’ai jamais su t’apprécier. J’ai opté pour une solution: la fuite, me cacher, devenir transparente,Telle fut ma devise. Mais ça n’a pas marché, tous les matins, tous les soirs je te retrouvais sur mon dos à contre cœur.Un poids que je portais qui m’accaparait moi, si fluette. Mais aujourd’hui je t’envoie ce courrier pour te remercier de m’avoir quitté et laissé exister.Merci du fond du cœur d’avoir enlevé ces chaînes pour me permettre de vivre. Natacha
Je suis un orchidoclaste : je cultive des orchidées. Je prélève des boutures, les suture, les croise, les décroise pour inventer de nouvelles variétés. Tous les ans, les orchidoclastes du monde entier se réunissent au manoir La fleur absolue en Écosse. Ces réunions sont l’occasion pour nous d’échanger autour de nos nouvelles créations et des prix sont décernés aux plus originales. L’an dernier, j’ai remporté le 2ème prix. Non pas parce que c’était une orchidée radine, bien au contraire. Cette fleur avait la faculté, lorsque l’on froissait un de ses pétales, de pleurer. Ses larmes avaient une couleur or dans laquelle scintillaient des étoiles brillantes. Elles étaient très abondantes, une simple pincée permettait de recueillir des flots d’un précieux liquide dont le goût était celui d’un whisky exceptionnel. La dégustation des larmes de cette nouvelle fleur fit plus d’un heureux et c’est dans une totale allégresse que je remportai ce 2ème prix. Cette année, je compte bien gagner le 1er prix. J’ai réussi à créer une orchidée parlante. Dès qu’on l’arrose, de sa minuscule bouche au cœur du calice, elle vous dit « Merzi » et ses pétales applaudissent. Je butte toutefois sur un défaut de prononciation. On appelle ça un zoïle. Un zoïle est un zeuveu mal placé sur la langue. J’évolue dans mes recherches et j’ai créé d’autres orchidées pour tenter d’améliorer ce défaut. J’en ai créée une qui prononce un P à la place du Z, une autre un B à la place du C. Imaginez tous les matins quand je viens arroser mes plantations dans la serre. Elles se mettent toutes à parler, chacune avec son défaut d’élocution. « Merbi, j’ai bien dormi bette nuit » « Moi aupi, mais ma voipine ronfle » Et patati, et patata, c’est parti. Ça parle, ça parle à tort et à travers. De la serre émane un bruit assourdissant. J’en viens même à ne plus vouloir arroser mes différences, mes préférences, mes espérances, mes zorbicées, pour que le calme revienne dans ma tête. Tout compte fait, je n’aurai peut-être pas le 1er prix ! Il faudrait que j’arrête de m’abreuver du nectar de mes anciennes orchidées. Hips. Ze serais plus net dans mes créazions ! NB : Les mots « orchidoclaste » et « zoïle » existent réellement, même s’ils ne sont plus usités, et ont en fait une signification bien différente : Définitions : – Orchidoclaste : Insupportable, pénible, familièrement casse-couille – Zoïle : qualifie un critique injuste, malveillant et envieux Alain
Le moteur toussote et envoie de la fumée, comme lui. Mais lui c’est à cause de la fraîcheur matinale de ce mois d’octobre et des paquets de tabac à rouler qu’il écume au fil de ses « tournées », comme il les appelle. Rien à voir donc avec la vidange de sa vieille 2CV, ou plutôt l’absence de vidange. Auguste, le boulanger du village de deux-cents âmes, l’attend de pied ferme depuis que son rendez-vous est pris, soit depuis une semaine. Le boulanger n’est plus boulanger depuis longtemps, mais l’attribut ne lui a jamais été enlevé. Dès lors qu’il entend le moteur fatigué de la 2CV, Auguste se lève et accélère le pas jusqu’à la porte d’entrée pour accueillir chaleureusement le « grand » Robert, alias Béber, le coiffeur de ces hommes. Le moment est presque solennel et suit un rituel bien précis : Auguste pose un verre de rouge sur la table de la salle à manger à côté de la corbeille pleine de récoltes de saison, il place la vieille chaise en bois devant la fenêtre pour s’y installer, Béber dispose une serviette sur l’épaule de son client, et on entend alors le cric cric des ciseaux sur les fines mèches de cheveux d’Auguste. S’ensuivent les comment va Janine, les comment vont les petits, les on enterre Bernard demain, les il est parti tellement vite, les enfin quand même, vu ce qu’il buvait, il a bien vécu. Et hop un autre verre de vin ! C’est peu dire qu’Auguste et Béber se sont toujours connus : ils étaient ensemble à l’école du village, avec Mme Rousseau, la vieille Mme Rousseau. A 12 ans, ils ont quitté l’école ensemble, c’était l’idée de Mme Rousseau justement. Pendant qu’Auguste se levait à 4h du matin pour aider son père boulanger, Béber aidait ses parents à la ferme. Mais Béber voulait partir « à la ville », apprendre, sans vraiment savoir quoi. Alors il a fait l’armée. Et ce fut le déclic : les rasoirs, les lames, les ciseaux, les visages, les crânes. Une révélation pour Béber, qui devint rapidement adjudant coiffeur. Et puis il partit taper aux portes des salons de coiffure parisiens aux noms aussi délirants les uns que les autres. Il apprit le métier en travaillant dans plusieurs d’entre eux et finit par ouvrir le sien : The Beb’hair, rue de Ménilmontant. Et puis la retraite, parce qu’il faut bien, et puis qu’est-ce que j’allais faire à Paris tout seul moi. Auguste la connaît déjà cette histoire, mais si on offre cinq verres de vin à Béber de bon matin, on sait qu’on va voyager dans le temps. Béber titube et démarre sa 2CV qui en fait autant. Ce sera maintenant le tour de Germain, le voisin, qui lui aussi la connaît bien cette histoire. Xabina
15 h. C’est à son tour. Lentement, Alfonso escalade la falaise et d’un pas souple, parvient en haut du promontoire. Le Pacifique est à ses pieds, 30 mètres plus bas. Sous le soleil éblouissant, il tourne la tête à droite et à gauche. Les spectateurs sont répartis sur le rocher. Il les voit, les entend, capte même quelques phrases : « C’est sûr, qu’il faut une certaine dose de courage », « l’eau, à cette époque de l’année, ne doit pas être chaude, il n’y a pas de radiateur pour la chauffer …» Alfonso est en mission. Il doit plonger du haut de cette falaise pour rentrer dans la légende des plongeurs d’Acapulco. Sa concentration devient intense. Il observe le mouvement de l’eau. Pas le moment d’avoir de trou noir, d’absence. Il doit à tout prix s’élancer au moment où l’océan se retire et atterrir quand les petites vagues apparaissent et recouvrent le rivage. Aucun écart, aucun décalage dans le timing n’est autorisé. Alfonso prend son élan, les bras à 180 degrés, les pieds regroupés, pour 3 secondes de chute. Il arrive à temps pour être recouvert par la vague. Il est immergé, son corps n’a pas effleuré les rochers. La sensation d’avoir volé est prodigieuse, énorme, intense. Il sourit béat, heureux d’avoir eu l’audace extravagante de parier. Alfonso lève les yeux au ciel, auréolé de joie et de plénitude. Nicole
Quand le soleil se levait sur le vignoble familial, on pouvait distinguer une belle rosée qui perlait sur les feuilles d’un vert intense au profil découpé. Quel beau vignoble celui de mes parents ! Les gouttelettes d’eaux en suspension, nimbées d’un rayon de soleil généreux, faisaient naître un joli sourire sur le visage de mon père. Tout laissait présager que les vendanges allaient bien se passer, les baies étaient sphériques avec une belle peau bleu-noir. Les rosiers, plantés en bout de chaque rangée de merlot, apportaient une note de rouge et donnaient l’alerte en cas d’une attaque éventuelle de parasites. En portant à ma bouche un grain de raisin, je constatais que la pulpe était juteuse, d’une saveur agréable et sucrée. Les premiers porteurs revêtus de leur houille étaient en position. Aux premiers coups de sécateur, les belles grappes commençaient à tomber et on entendait les murmures qui indiquaient des paniers généreusement remplis. Mon père, ce personnage haut en couleur, avait l’habitude, avant de démarrer les vendanges, de prendre dans ses mains un peu de terre. D’un geste familier, il brisait la motte entre ses doigts potelés et rugueux. Ce truculent personnage, coiffé de son béret basque, vociférait haut et fort les consignes en brandissant du haut de ses 1m60 une grappe de merlot : – Une grande année, vous pouvez me croire ! Avec ses 40 années d’expérience dans l’Irouléguy, il incarnait le respect et la sympathie pour ses collègues. Sa salopette verte faisait apparaitre un ventre généreux qui inspirait confiance. Il coiffait régulièrement sa belle moustache en fer à cheval en déplaçant une Gauloise sans filtre posée sur ses lèvres gercées. Les allers-retours du vieux tracteur qui emportait la vendange, matérialisaient son passage par la vétusté de la mécanique. Ce Massey Ferguson des années 1960 de couleur rouge et les clac-clac de son moteur, laissaient à penser que les cylindres avaient fait leur temps. La fumée bleue qui s’en échappait indiquait une consommation importante d’huile-moteur. Année après année, mon père s’était résigné à garder le tracteur de mon grand-père. Une manière à lui de préserver dans ses souvenirs les vendanges aux côtés de son père. Quand je bois le vin de cette récolte, je revois le visage de mon père fier et aimant et, quand il coule un peu trop vite dans mes veines, je suis de nouveau à ses côtés, assis sur son mythique Massey Ferguson. Gérald
Symbole de vie éternelle Sa splendeur est naturelle Tantôt vêtu de vert, tantôt orné d’or Il en va de son essor Des secrets par multiplication Se trouvent dans son regard profond Ils ne seront jamais dévoilés Quel que soit les moyens utilisés On pourrait dire que son silence est religieux Mais il est juste respectueux Et protège les âmes abîmées De ses branches entremêlées Ses pieds sont ancrés dans le sol Pas besoin d’y mettre de bémol Il ne veut juste pas bouger Afin de se délecter de sa liberté Sa longue création N’a pas été abnégation La terre est son repère Sa quête la lumière De la vie des autres, il se nourrit Du plus haut de son être, il sourit Des feuilles s’ornent et s’étendent à foison Ses poumons cherchent la meilleure inspiration Choisir de rester, Supporter le poids des années Ainsi va la vie de l’arbre en harmonie Tel un instant de magie Comme un élève devant son pupitre Chaque saison est un nouveau chapitre Son cœur Jamais ne meurt Célia
Hélène est allée dans la véranda, a attrapé sur une étagère le bloc d’argile qu’elle avait délaissé depuis plus d’un an. Il était encore humide heureusement. Il lui sera facile de le travailler. Elle s’est mise à le pétrir, à le malaxer, à l’assouplir. Elle a éprouvé très vite un réel plaisir à le toucher, à le chauffer. Elle était à ces moments-là dans un temps suspendu, une bulle. Elle n’avait aucune idée de ce qui en ressortirait mais elle savait que les choses allaient se faire toute seules comme par magie. Ses mains de plus en plus agiles retrouvaient les bons gestes et elle a réalisé qu’elle sculptait le visage jeune d’une fille. Elle prenait du recul sur son tabouret, se rapprochait, retouchait çà et là ; elle faisait tourner son plateau pour voir le visage sous tous les angles et modifiait encore : le front peut-être un peu moins bombé ou bien le cou pas assez long. Elle en était là de ses réflexions quand la porte s’est ouverte et sa fille Solène voyant la sculpture a dit : « Mais c’est moi, Maman ! » Le regard d’Hélène, surprise par cette réflexion, est allé du visage de sa fille à celui qu’elle avait modelé. Ses mains avaient façonné le visage de sa fille à son insu… Christine
C’est ma maman, mon grand, mon tout premier amour, celle qui fait le mieux des mamours. Si bien que je ne l’appelle plus jamais ni mère, ni Brigitte mais, justement, Mamour de Mamounette. Elle sait mieux que personne, depuis toujours, me materner, malaxer ma petite tête, me mitonner de bons petits mets. Quand je commence à marmonner, elle sait mâtiner mes maux d’adulte. Elle me dit : mollo, mollo, arrête de minauder, je suis là, moi, ta maman. Et ça va tout de suite de mieux en mieux. Le manque d’elle est omniprésent depuis que je suis une grande Moi. J’aurais préféré rester une toute petite moi, pour qu’elle me garde dans ses menottes. Mais c’est ça d’être majeure et émancipé, il faut savoir marcher droit devant. Et puis un jour est arrivé, sans crier gare, un autre Mamour. Plus masculin, plus molletonné aussi et moins maternel (et heureusement en même temps). C’est un Dou-Dou. Tout doux, comme son nom l’indique mais aussi pétri de jolies drôleries, de diphtongues et de diverticules, rien que pour moi. J’étais d’dorénavant devenue une déesse chasseresse et ensemble, nous descendions des pentes de douceur, bien déterminés à détruire la dangereuse doyenne dépression qui le décourageait de temps en deux. Je découvrais alors, pour la première fois, ce que voulais dire être deux, véritablement deux mais sans aucune dualité et avec plein de déférence et le moins possible de non-dits. Dieu, que la découverte était douce. J’avais jeté les D et j’avais trouvé le grand M. Adeline Lajoinie
Au départ, je t’avais choisi pour une raison totalement dénuée de noblesse : le cuir sombre, ça ne craint pas le vomi d’enfant. Nous emménagions dans l’appartement que nous venions d’acheter, avec notre petit garçon de 18 mois, et je m’inventais le nid idéal pour cette famille en construction. Le canapé en cuir, tout un symbole. Depuis, tu m’accompagnes… Te souviens tu des heures alitées, le ventre qui tire, la forme d’un pied minuscule qu’on devine sous la peau ? Ce retour à la maison, une toute petite fille dans les bras, s’asseoir tous les trois pour la contempler. Ces matins pleins de biberons de chocolat et de brioche écrasée, Peppa Pig en fond sonore. Ces nuits sans sommeil, quand le petit être hurlant a enfin rendu les armes mais qu’il semble bien présomptueux de tenter de le reposer dans son lit. Ces apéros avec les copines où les bouteilles de vin blanc s’enchainent en même temps que les confidences. Cette arrivée à Bordeaux, “on va prendre l’appart’ de Saint Genès, on ne pourra jamais monter le canapé dans celui des Chartrons”. Ces dîners devant la télé, à s’agacer contre un politique ou à s’amuser des facéties d’un humoriste. Ces moments, le soir, quand ils dorment enfin, se poser sur tes coussins tendres, un plaid sur les genoux et ma tête au creux de son épaule. Puis… Ces soirs d’amertume, la certitude au fond des tripes, la fin qui rôde. Cette nouvelle maison, cette nouvelle vie. Ces après-midi de rien à binge watcher Netflix en retour de cuite tandis que le pluie tambourine sur le velux. Puis… Ce premier baiser, le consentement timidement vérifié, avant la douceur. Ces retrouvailles lubriques, après quelques jours ou seulement quelques heures, quand la chambre est trop loin et le désir trop brûlant. Et toujours ces enfants malades qui viennent trouver refuge sous une couverture, et ces piles de linge propre à plier. La vie, quoi. Céline
Ce soir, la promenade dans la campagne est fort agréable. La journée a été chaude bien que ce soit la fin de l’été et celle des vacances – dernière soirée donc. Mes yeux veulent tout emmener, mon attention s’ouvre en grand pour retenir cette atmosphère simple et joyeuse car je ne reviendrai que l’an prochain. Avant la nuit, j’ai encore le temps de prendre le raidillon contournant la première maison du village. Depuis le jardin derrière, il me semble entendre comme une tristesse. Oui, un enfant pleure. À travers le grillage, je l’appelle doucement. Dans un sanglot, il m’explique que sa grand-mère vient de mourir, qu’il ne pourra plus venir la voir ni jouer ici. Je ne sais que faire, le grillage m’empêche de le consoler, de lui faire des baisers. Alors je fais appel à mon sport préféré : le lancer d’étoiles que je pratique depuis que je suis toute petite. Un soir que je venais de casser ma poupée et de lui dire adieu, j’ai ouvert la fenêtre de ma chambre et je l’ai lancée si fort qu’elle n’est jamais retombée. Mes yeux accrochés au ciel virent à cet instant une étoile qui me faisait un signe rapide dans le ciel noir. J’étais si heureuse de la savoir vivante tout là-haut. Depuis, je sais où vont les morts. C’est mon secret. Alors, je dis à l’enfant : – Va chercher un objet de ta mamie. Ce qu’il fit. Avec une force acquise depuis tant d’années de pratique, je lance sa grand-mère le plus loin que je peux vers le ciel. Une étoile s’allume et lui fait un signe. – Tu vois, elle est là-haut maintenant ! Chaque nuit, avant de te coucher, si tu sais observer, elle t’enverra un baiser. Où que tu sois elle te suivra. Il n’existe aucune école pour enseigner le lancer d’étoiles. Il se pratique dans le secret du cœur. Anne Masson
Rien n’accaparait autant mon père que la lecture. Il réclamait le calme autour de lui. Le silence était la condition de ses muettes rencontres. Moi, n’ayant ni frères ni sœurs, je délaissais très tôt les jeux, faute des échanges qu’ils nécessitaient. Je me jetais sur les romans avec un attrait irrépressible. Je ne lâchais jamais celui que j’avais en main pour aller à table, sous l’œil à la fois fier et réprobateur de ma mère. Elle n’avait été qu’un jour à l’école et nous enviait ce à quoi, douloureusement, elle ne pouvait accéder. J’ingurgitais, enfant, les mots de la comtesse de Ségur, de la bibliothèque verte. Boulimique, je me remplissais de l’imaginaire de l’autre qui n’autorisait pas encore le mien. Vers dix ans je m’emparais de Zola, Steinbeck, Dickens. C’est d’ores et déjà à cet âge-là, la possibilité d’identifications multiples, l’ébauche, dans ce monde muet, d’un regard vers l’extérieur. À l’adolescence je dévorais Dostoïevski, celui qui avait scruté les profondeurs psychologiques de ses personnages jusqu’aux ambivalences extrêmes. Ces lectures me procurent toujours une curiosité jubilatoire de la langue d’un auteur à l’autre. Je les découvre encore. Le lecteur est un incessant traducteur solitaire des écrits singuliers. La littérature me chuchote que ce qui ne peut se dire se lit entre les lignes. J’y insère mon monologue silencieux avec les personnages. Entre les lignes Fadila
Je me regarde une dernière fois dans le miroir. Ma coupe, mon maquillage, mon vernis sont réglés comme sur du papier millimétré. J’ai osé la robe rouge et les talons aiguille assortis. Je vais peut-être prendre la lumière. Le flash des photographes feront crépiter le feu qui m’agite. J’ai réussi à masquer les cernes qui creusent mon visage par le stress de la cérémonie. J’ai répété toute la nuit mon discours. Je le sais par cœur. Au cas où. Au cas où je suis lauréate. Cela fait des jours que je fantasme cette scène. Je l’ai joué des centaines de fois dans mon cerveau. Si j’avais vraiment du talent. Si ma vie changeait définitivement. Et si. Et si… Il est temps d’en finir avec ce suspense insoutenable. Je dois me remettre à conjuguer au présent et reprendre la ponctuation de ma vie. Je ne sais pas. Un point, une virgule, même un point-virgule me permettraient de reprendre ma respiration. Je veux en finir avec cette parenthèse de la sélection avec ces trois petits points de la délibération du jury. La Présidente du jury enfin s’apprête à prononcer le nom de la lauréate. Mon cœur va exploser. Il cogne sous ma robe rouge. “Le prix Femina 2021 est remis cette année à Anne Cécile Petit pour ses échanges épistolaires.” Ah mon Dieu ! Je dois me lever et dignement marcher jusqu’au pupitre que le Président m’invite à rejoindre. Pourquoi ai-je choisi le rouge ? Mes jambes flagellent. Je m’arroche et fixe mon auditoire. Je pose les mains sur le pupitre. Je respire et cherche au fond de ma mémoire ce discours que j’ai écrit que je trouve péremptoire d’un seul coup. Je n’ai jamais su improviser. “Cher jury, chères toutes, chers tous, Tout a commencé un 8 mars. Symboliquement j’avais choisi la journée de la femme pour envoyer mon manuscrit à l’éditeur . Une longue maïeutique de mots, la péridurale en moins. Il aura fallu neuf mois et deux confinements, six mois de couvre-feu, la fermeture des cinémas, des théâtres, des musées l’annulation des concerts, des festivals, la fermeture des bars, des restaurants, le report de projets de vacances, l’overdose de zoom… pour aboutir ce projet littéraire qui sommeillait en moi. Ainsi je voudrais en premier lieu remercier la COVID. Respectueuse de l’Académie française, remarquez que j’emploie l’article LA et non le si communément répand. Une telle épidémie ne pouvait qu’être féminine. Telle Eve mangeant la pomme entraînant l’humanité sous le joug du péché. Non pas du tout ! L’épidémie est féminine parce qu’elle révèle notre extraordinaire résilience, notre capacité à résister, à s’adapter. Les femmes font cela depuis des millénaires. Je suis donc particulièrement fière de recevoir ce prix Femina en ces circonstances. Ensuite, je voudrais remercier Sophie Ducharme. Sophie Ducharme n’est pas la voyante de mon quartier, celle qui aurait deviné mon fabuleux destin à l’étude des lignes de ma main. Elle n’est pas non plus coach en développement personnel qui aurait su gonfler à bloc le capital confiance en moi. Sophie Ducharme anime un atelier d’écriture à l’Union Saint Jean à Bordeaux. Toujours bienveillante elle accueille les mots de ses plumots et plumotes dans la joie et le rire. Je repense avec émotion à Laurence, Chrystel, Noémie, Nathalie, Christine, Benjamin, Alexis…que j’avais toujours plaisir à retrouver, même par écran interposé. Il aura fallu une consigne. Je me souviens combien je trouvais que ce mot “consigne” renvoyait à l’univers scolaire et faisait peser un couvercle sur la liberté du stylo sur la page blanche. C’était ma première séance. Il fallait écrire une carte postale à la personne de son choix et raconter ses vacances. Et naturellement j’ai écrit à ma grand-mère. J’ai réalisé ce jour-là que ce qui m’amenait à l’écriture était que je ne pouvais plus lui écrire des lettres. Enfin, je voudrais remercier mes grands-parents sans qui je ne serai pas devant vous aujourd’hui. ” Femina Anne-Cécile
Arriver dans une grande ville à l’aube de son âge adulte, son adolescence dans le dos, ça n’est vraiment pas facile, tu peux me croire. Surtout quand on se sent déjà toute petite et que marcher au milieu des buildings vous coupe le souffle à chaque pas. Et quelle grande, impressionnante, majestueuse ville que Paris. Parfois submergée par tant d’immensité, j’éprouvais, à mon entrée dans cette nouvelle vie, le besoin de me terrer. De marcher dans des endroits bas de plafonds, des couloirs, plus rassurants pour les petites souris comme moi. Les vieilles Halles parisiennes avaient étrangement cet effet apaisant sur moi, malgré (ou à cause de) leur désuétude. Et c’est là que je suis « tombée en amour » de toi. Dans une minuscule boutique chinoise, poussiéreuse et assez mal éclairée. Il fallait te trouver au milieu de tout cet imbroglio de trucs et de machins en tout genre. Je me rappelle très clairement le premier moment où je t’ai prise en main. Dans mon souvenir, la petite échoppine s’est éclairée pour mieux te présenter à moi. Comme pour être sûre de bien me montrer tes feuilles de cerisier rose qui n’ont jamais flétries, ta forme oblongue et asiatique si originale et, surtout, la transparence de ta céramique. Que tu étais fine, légère, presque fragile. J’ai immédiatement eu envie de prendre soin de toi, de te serrer tout doucement sur mon cœur pour ne pas te faire trop de mal, de te couvrir de bisous. Mais je me suis abstenue, le vendeur regardait déjà d’un œil étrange mes câlins à un «simple » objet. Je te ramenai alors au plus vite à la maison, te gardant dans les mains pendant tout le trajet du retour, de peur de te briser. Enfin arrivée, je te posai sur ma table basse, juste pour pouvoir t’admirer. Nous étions en juillet et un rayon de soleil te traversa. Décidemment, la lumière t’allait tellement bien. Malgré les quelques 35°C, j’eus une folle envie de thé noir brûlant. Pour voir à quoi tu pouvais bien ressembler quand tu n’étais pas juste la plus belle des tasses. Et là, quel bonheur ! Ce nuage parfumé qui s’échappait de toi semblait t’habiller d’une traîne de mariée évaporée. Chaque matin, depuis, je me suis réjouie de te retrouver, de te lover dans le creux de mes mains pour me réchauffer, de caresser tes courbes comme celles d’une amante fidèle et tendre, de te laisser m’accompagner les soirs de grande tristesse, les matins de doute ou les joyeux dimanches de lendemains de fête. Toi qui a toujours été à mes côtés, qui m’a toujours tenue la main, j’ai été heureuse de pouvoir un peu te rendre la pareille quand notre amie à poils longs, la princesse Simone, a trouvé amusant de te faire glisser à terre pour jouer avec tes milles morceaux. Ne lui en veux pas trop, les chats ne comprennent absolument rien au cérémonial du thé. Je n’ai pas réfléchi une minute, hors de question de te jeter. Superglue en main, j’ai scrupuleusement recollé chacun des petits bouts de toi, comme le je pouvais. Finalement, ton côté « tasse à trous », avec ton anse de guingois, ne t’en donne que plus de charme. Ne t’inquiète pas, ma compagne de toujours. Tu peux me voir parfois t’être infidèle avec la petite bleue portugais ou la blanche « I Love NY ». Mais ne leur dis pas, aux autres, c’est toi la seule, l’unique, la tasse de ma vie. Fleurs de cerisier Adeline
Ou des cocottes en papier Et les tables d’écolier Le ciel les apaise Feuille blanche, Pas de devoir Rien à consigner Tout est dehors Ou se lit dans les nuages Feuille blanche Ou des avions de papier Agités par la fenêtre Comme de petits voyages Le ciel les appelle Feuille blanche Pas de trésor Rien à confisquer Tout est dehors Ou se lit dans les nuages Feuille blanche Ou des poèmes sans pied Sans rythme ni mètre Sans grillage Le ciel les amène Feuille blanche Point de passeport Rien à déclarer Tout est dehors Ou se lit dans les nuages Léo Niel Feuille blanche
Dans la petite ville, bien innocente, dans un quartier bien tranquille, il s’en passe parfois de belles, et bien sûr la morale s’indigne. Mais finalement c’est bien ça qui est drôle, de mettre un coup de pied dans ces conventions bien poussiéreuses. Mr et Mme Duchmoll habite dans ce quartier au 21, 2éme étage. Mr et Mme Chmolldu habite le même quartier, au 21 aussi, mais au 4éme. Ils sont sensiblement du même âge et ont commencé à se fréquenter à force de se croiser dans les escaliers. Mme Duchmoll aime bien Mr Chmolldu et Mme Chmolldu aime Mr Duchmoll. Tout va donc pour le mieux au 21 de la rue. Au fil du temps, ils se sont de plus en plus croisés dans ces escaliers. Le voisin du 3éme s’en est même plaint, un jour, de toutes ces allées et venues. – Vous n’avez qu’à nous vendre votre appartement et nous le nôtre, est l’affaire est jouée, avait proposé Mr Duchmoll Il est vrai que maintenant, ce manège est incessant. Les mauvaises langues en arrivent à dire, sous couvert bien sûr, que Mme du 2éme fricotte avec Mr du 4éme, et que Mme du 4 fricotte avec Mr du 2. Et les pires disent même, enfin aucune preuve, que les dames fricottent ensemble, pendant que ces messieurs font de même. Ah non, un immeuble pas fréquentable ! – Je n’ose plus sortir de chez moi de peur de les croiser en petite tenue – Et moi je piste leurs allées et venues pour sortir quand ils ne sont pas là – Et moi, qui suis au 3éme, je ne vous raconte pas tout ce que j’entends. Je suis pris en sandwich entre ces pervers ! Les commentaires vont bon train. Les gens adorent ces histoires, ça les occupent, et ils peuvent baver. Il leur faut toujours une tête de turc, et là, 4, pensez donc quelle aubaine ! Et le cirque va continuer pendant bien longtemps. Mais un jour, le gardien, qui comme chacun sait est très observateur, constate que Mme Duchmoll et Mme Chmolldu ont des ventres qui s’arrondissent. La nouvelle circule à la vitesse de la lumière et pour le coup, tout le monde traine dans les couloirs. On passe l’aspirateur vingt fois devant son palier, on nettoie sa serrure, on brique la porte qui se met à briller comme un sou neuf. Ces femmes enceintes, se font féliciter par les voisins et voisines hypocrites. Des sourires longs comme des prières qui quémandent des explications. Mais bien sûr, rien ne vient, rien !. Et les mois passent avec le même manège, tous les jours. Les voisins ça peut être têtus ! Le fameux jour de la sortie tant attendue de ces nourrissons arrive enfin. Les deux femmes accouchent le même jour, dans le même hôpital. Et vous le croirez ou non, tous les voisins défilent à la maternité, pour voir la bouille de ces nouveau-nés. À qui ressemblent-ils ? Toute la question est là. Le reste importe peu. Sauf que… Maintenant que va-t-il se passer dans nos escaliers, avec deux enfants de plus… Et bien moi, je prépare mes valises… Joëlle
Aujourd’hui je lui écris car jamais je n’ai pu lui parler. Aujourd’hui je me confie car mon deuil est fait. Jamais il n’aura de prénom. D’âge, d’humeur ou de caractère. Papa ne le porteras pas sur ses épaules en chantonnant. Jamais de colère ou de larmes, de caprices ou de malice. Pas de petite souris sous l’oreiller, de jeux de société, de maitresse à l’école et ses félicitations. Pas de copains survoltés à la maison le mercredi, de maman avec lesquelles papoter. Pas de câlin sur le canapé devant Toys Stories, de moustaches de chocolat chaud ou de rollers à l’intérieur sous mes protestations. Une pièce aurait été ta chambre, neutre, simple, chambre d’amis. Pas de jouets ici. Et ça c’est moi qui l’ai choisi. Choisi pour cet être qui aurait pu prendre vie et occuper cet espace. Mais le silence envahit les lieux. Ça ne me dérange pas. Je me suis préférée à lui. C’était lui ou moi. Mes études ou lui. Jamais je n’aurais pu jongler avec les deux. Ça me dépassait. Mais je ne regrette pas. La vie est faite de choix. On m’a dit un jour que choisir c’était sacrifier. Il fallait qu’un de nous deux renonce à son futur pour préserver l’autre. J’ai choisi pour lui vu qu’il n’existait pas encore, mais qu’il se mettrait à vivre sous ma responsabilité si je ne faisais rien pour enrayer ça. Ce fut éprouvant car ce n’était pas le genre de choix de gens de mon âge. Un menu Big Mac ou Mac first ? Coca ou Ice tea ? Petite ou grande frite ? Moi j’ai dû décider pour un avenir, jouer les sœurs Parque. Voilà j’ai coupé le fil naissant. C’est dur mais c’est comme ça, fatalement. Jamais Léna