Le moteur toussote et envoie de la fumée, comme lui. Mais lui c’est à cause de la fraîcheur matinale de ce mois d’octobre et des paquets de tabac à rouler qu’il écume au fil de ses « tournées », comme il les appelle. Rien à voir donc avec la vidange de sa vieille 2CV, ou plutôt l’absence de vidange.

Auguste, le boulanger du village de deux-cents âmes, l’attend de pied ferme depuis que son rendez-vous est pris, soit depuis une semaine. Le boulanger n’est plus boulanger depuis longtemps, mais l’attribut ne lui a jamais été enlevé. Dès lors qu’il entend le moteur fatigué de la 2CV, Auguste se lève et accélère le pas jusqu’à la porte d’entrée pour accueillir chaleureusement le « grand » Robert, alias Béber, le coiffeur de ces hommes. Le moment est presque solennel et suit un rituel bien précis : Auguste pose un verre de rouge sur la table de la salle à manger à côté de la corbeille pleine de récoltes de saison, il place la vieille chaise en bois devant la fenêtre pour s’y installer, Béber dispose une serviette sur l’épaule de son client, et on entend alors le cric cric des ciseaux sur les fines mèches de cheveux d’Auguste. S’ensuivent les comment va Janine, les comment vont les petits, les on enterre Bernard demain, les il est parti tellement vite, les enfin quand même, vu ce qu’il buvait, il a bien vécu. Et hop un autre verre de vin !

C’est peu dire qu’Auguste et Béber se sont toujours connus : ils étaient ensemble à l’école du village, avec Mme Rousseau, la vieille Mme Rousseau. A 12 ans, ils ont quitté l’école ensemble, c’était l’idée de Mme Rousseau justement. Pendant qu’Auguste se levait à 4h du matin pour aider son père boulanger, Béber aidait ses parents à la ferme. Mais Béber voulait partir « à la ville », apprendre, sans vraiment savoir quoi. Alors il a fait l’armée. Et ce fut le déclic : les rasoirs, les lames, les ciseaux, les visages, les crânes. Une révélation pour Béber, qui devint rapidement adjudant coiffeur. Et puis il partit taper aux portes des salons de coiffure parisiens aux noms aussi délirants les uns que les autres. Il apprit le métier en travaillant dans plusieurs d’entre eux et finit par ouvrir le sien : The Beb’hair, rue de Ménilmontant. Et puis la retraite, parce qu’il faut bien, et puis qu’est-ce que j’allais faire à Paris tout seul moi.

Auguste la connaît déjà cette histoire, mais si on offre cinq verres de vin à Béber de bon matin, on sait qu’on va voyager dans le temps.

Béber titube et démarre sa 2CV qui en fait autant. Ce sera maintenant le tour de Germain, le voisin, qui lui aussi la connaît bien cette histoire.

 

Xabina